Flashback
Mexicola demandait dans un commentaire laissé hier : "quel souvenir gardez-vous du passage de Ween en 2003". Et même si Arnoz lui a déjà répondu, je n'ai pas pu m'empêcher de mettre en ligne le compte-rendu que j'avais réalisé à l'époque, histoire de convaincre les derniers indécis (s'il en reste).
Vingt-quatre heures après que les lumières se sont rallumées, j'entends encore ce sifflement au fond de mes oreilles. Il faut dire qu'en prenant place au premier rang, appareil numérique à la main, j'avais pris des risques. Dont celui de me prendre trois heures de Ween dans la face. Et ça n'a pas raté : même si les conditions techniques n'étaient pas aussi bonnes qu'à la Boule Noire il y a trois ans (le groupe se plaint de ne pas avoir de retours, des techniciens s'activent sans succès), les frangins ont balancé la sauce jusqu'à épuisement du public. Quelques minutes avant le début du concert, les rumeurs courent bon train : Claude Colman (batteur), victime d'un accident de la route l'an dernier, sera-t-il sur scène ce soir ? Que cache le fait que Dean Ween ait autant maigri ? La date est-elle complète ?
Ween, c'est devenu une affaire de famille. Celle formée par une légion de fans, venus de Rennes comme de Bordeaux ou de Strasbourg pour répondre à l'appel du Boognish un soir de décembre alors qu'il pleut et que personne, je dis bien personne, n'a jusqu'ici accordé à leur dernier album, sorti en août dernier, l'attention qu'il mérite. Et pourtant Quebec rappelle ce que Ween sait faire de mieux : un condensé de 30 années de rock américain relevé au poivre blanc et au sirop d'érable. Ce groupe est depuis ses débuts inqualifiable, mais tâchons de le résumer ainsi : deux adolescents s'étant hissés pieds nus à la hauteur de leurs idoles. Black Sabbath, Wings, Prince, Hendrix, Motörhead, Doobie Brothers, Van Halen, Neil Young... Ween les a tous assimilés pour aujourd'hui dépasser la somme de leurs influences. Même quand ils sont en tournée depuis 6 mois, ils trouvent encore l'énergie de retourner pendant deux heures trente 400 fans en transe.
La sortie européenne du petit dernier ayant été tardive, ils ont choisi de ne pas trop s'appuyer dessus pour élaborer une setlist qui passe tous leurs albums en revue (et presque l'intégralité de The Mollusk), des premiers énervements en basse fidélité jusqu'à la consécration des studios et la signature sur une major. Revenus de tout (Finalement en licence sur le label Sanctuary, ils ont failli revenir à l'autoproduction), partis de nulle part ou presque (Trenton dans le New Jersey), Ween compte un public de fidèles très en avance sur les nouvelles technologies : des sites internet ont permis très tôt aux fans disséminés de par le monde d'échanger informations, documentation et fichiers audio/vidéo, ce avec la bénédiction du groupe qui a toujours encouragé l'enregistrement de ses concerts. A une seule condition : qu'ils ne soient jamais vendus. Régulièrement, des kamikazes tatoués du Boognish font exploser sur Ebay la cote des CD gravés n'obéissant pas à cette loi afin que personne ne soit tenté de les acheter. L'équivalent de quinze albums inédits, composés de démos, d'archives et de live, sont en effet gracieusement mis à disposition de ceux qui font l'effort de les chercher. Les nombreux sites régulièrement mis à jour donnent les indices qu'il faut pour les trouver. Une webradio diffuse 24h/24 des archives sonores inépuisables, véritable torrent de classiques captés lors de leurs nombreuses tournées et de performances extravagantes. Et bientôt une webtv et un logiciel de peer-to-peer qui leur sera exclusivement dédié.
Ween n'a jamais flirté avec le succès. Dean & Gene sont souvent l'objet de malentendus, comme celui qui consiste à croire qu'ils ne sont que d'habiles imitateurs, voire des champions du second degré. Pourtant tout dans leur musique n'est que fervent hommage aux géants de la pop music : sous leurs allures d'iconoclastes (ils détournent sur leur deuxième album la pochette du Greatest Hits de Leonard Cohen), ce sont de réels passionnés qui, toujours à l'encontre des modes, savent à chaque fois étonner par leur savoir-faire excentrique. Dire que Beck leur doit beaucoup est une litote. Les Daft Punk en sont fans. Et vu le nombre de musiciens qui se pressent à chacun de leurs concerts (encore hier soir à Paris : Herman Düne, The Married Monk, mais aussi Bosco, Alex Gopher...), leur réputation n'est plus à faire. Car c'est aussi un phénomène scénique intense, jouant la carte de la générosité là où beaucoup se contentent du minimum. Ceux qui les ont vu une fois en redemandent, rien que pour le plaisir de hurler à nouveau les paroles de You Fucked Up, le morceau qui ouvre leur premier album paru en 1990, vibrante déclaration à la belle-mère de Gene (« You fucked up/You bitch/You really fucked up/You fuckin' nazi whore... »). Même si le répertoire d'hier soir était complètement différent de celui d'il y a trois ans (les classiques tels que Freedom of 76 ou Voodoo Lady ont été mis de côté au profit de morceaux plus rares comme Now I'm Freaking Out ou Greg the Bunny), ils n'ont pas oublié You Fucked Up et j'ai sué, hurlé, dansé, remercié, rappelé tout ce que j'ai pu.
Ils sont revenus deux fois, histoire de lâcher quand même un extrait du petit dernier (Zoloft, un hymne aux anti-dépresseurs) et Buenos Tardes Amigo, ce western-spaghetti musical qui les a fait connaître du public français. Parmi les premiers rangs, les paroles sont sur toutes les lèvres : « You killed my brother last winter/You shot him three times in the back/In the night I still hear Mama weeping/Oh Mama, still dresses in black »).
Les lumières rallumées, tout le monde est un peu sous le choc. Les mots ont du mal à retranscrire l'émotion vécue. Alors que les conversations vont bon train, Dean Ween tente de se frayer discrètement un chemin vers le bar. A sa plus grande surprise, il est accueilli par une ovation digne d'un chef d'État. Pas de répit pour l'idole fatiguée.
Avant que je finisse par regagner mes pénates, François me faisait remarquer combien il est bon d'être fan d'un groupe. Mis à part deux frangins barbus et leur cousin suisse, je n'en connais pas d'autres que Ween qui méritent autant l'amour qu'on peut leur donner. Et qui vous le rendent au centuple, en monnaie de singe marqué d'un petit logo hirsute que certains se sont déjà fait tatouer en signe d'indélébile d'allégeance. Ween, c'est plus qu'une histoire de culte. C'est à la vie à la mort. A nos nuits, à nos jours. A l'éternel retour de la chance. Et du Québec libre.